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10 juillet 2016 7 10 /07 /juillet /2016 23:36

Lumière du Thabor    Numéro 38

Extraits d’une " lettre intime" du père Serge Boulgakov

Ivan, le fils de Serge Boulgakov né en 1906, est décédé en 1909.

 


« ... Je ne veux pas pardonner au ciel ses souffrances, sa crucifixion ! Comment pardonner ce que je ne puis comprendre ? Et je ne dois pas pardonner : Dieu n’a-t-il pas condamné ses « avocats » qui entouraient Job, qui avaient tout expliqué et tranché ? Il me semblait (et il me semble encore, bien des années plus tard) que Dieu ne voulait pas de moi une résignation facile, car j’avais à recevoir un coup d’épée dans le cœur. Combien difficile, le sacrifice d’Abraham ! C’est d’une âme non pas réconfortée, mais déchirée que, devant la victime innocente, je criais Tu es juste, Seigneur, et justes sont tes voies ! Et j’y mettais tout mon cœur. Oh, je ne me révoltais pas ni ne récriminais, car la révolte aurait été dérisoire et pusillanime. Mais je ne voulais pas me résigner, car honteuse aurait été la résignation.

Le Père m’a répondu en silence : à son chevet s’est dressé le crucifix du Fils unique. J’ai entendu cette réponse et je me suis incliné. Mais entre le crucifix et son corps, des souffrances innocentes et le sarcasme de quelqu’un formaient comme un brouillard épais, impénétrable. Et là, je le sais pour sûr, il y avait le mystère de ma propre existence. Dès lors, je savais qu’il est d’une grande facilité, d’une facilité tentatrice, d’essayer d’oublier ce nuage, de passer à côté. Il est après tout désagréable de porter en soi quelque chose d’entièrement incompréhensible et il est plus convenable de vivre dans le monde en compagnie de personnages importants... Autrement, ce n’est que par un exploit spirituel, par la croix de toute une vie que je pourrais dissiper le nuage ; car il peut se dissoudre, je le savais aussi sans doute aucun : c’est l’ombre de mon propre péché, puisque je l’ai crucifié moi-même avec mes péchés. Il m’avait, lui, parlé de cela durant cette nuit golgothéenne : « Papa, porte-moi en haut ! Allons en haut tous les deux ! » Oui, allons, allons, mon enfant, mon guide, mon ange gardien !

Mais ici commence l’indicible...

Mon petit, mon clair, mon saint, auprès de ton corps pur, tes reliques, j’ai appris comment Dieu parle, j’ai compris ce que signifie : Dieu a dit ! Par une vision jamais encore connue du cœur, avec la douleur cruciale, une joie céleste descendait en lui et, dans la nuit de l’abandon par Dieu, Dieu s’instaurait dans l’âme. Mon cœur livra passage à la douleur, à la souffrance des hommes, il s’ouvrit devant des cœurs qui lui étaient jusqu’ici restés étrangers, donc clos, avec leur angoisse et leurs malheurs. Pour la première fois de ma vie, je comprenais ce que veut dire aimer, non d’un amour humain, égoïste et cupide, mais divin, celui du Christ pour nous. Le rideau qui me séparait des autres s’écarta et je perçus dans leur cœur la nuit, l’amertume, l’offense, le ressentiment, la souffrance. Et c’est dans une sorte d’ineffable exaltation, d’extase, d’oubli de moi-même, que je disais alors, tu t’en souviens, mon tout blanc ! que je disais : Dieu m’a dit. Et tout aussi simplement, j’ajoutais : toi aussi tu m’as dit. Dieu me parlait alors, et tu me parlais !

Aujourd’hui, je vis de nouveau dans les ténèbres et dans le froid, je ne puis recourir qu’à ma mémoire. Mais j’avais compris ce que signifie « Dieu a dit ». J’avais appris une fois pour toutes que Dieu parle en effet et que l’homme entend, et n’est pas réduit en cendres. Je sais maintenant comment Dieu parle aux prophètes. Ô, mon ange clair ! Cela peut sembler folie, aveuglement, blasphème et sacrilège, mais tu sais bien que non ; à toi je ne pourrais, mentir. Je sus alors en pleine certitude que Dieu m’avait parlé et qu’il avait ainsi parlé aux prophètes. Bien sûr, il leur avait dit autre chose et autrement, et eux-mêmes étaient tout autres. Je connaissais alors et je sentais l’abîmé entre eux et moi, et je le sais tout autant aujourd’hui. Mais il n’y a qu’un Dieu et sa condescendance sans mesure est la même. Qu’il y ait un grand abîme entre mon âme enténébrée, pécheresse et l’âme sainte d’un prophète, certes ! mais encore plus immense est l’abîme qui sépare Dieu de toute créature ; et en tant que créatures, les prophètes et moi-même, nous sommes la même chose ; et Il parle à la créature... Oublier cela et douter après cela, ce serait pour moi mourir spirituellement. L’on peut perdre son trésor, avoir peur de le défendre ; quand même il serait indûment abandonné et dilapidé, il reste un trésor...

« Je connais un homme en Christ, qui a été enlevé au troisième ciel »... Avez-vous lu ces paroles ? Avez-vous songé à ce qu’elles signifient ? Si ce n’est pas du délire ni de l’autosuggestion, si ce qui est écrit là est vrai et si cela s’est passé comme c’est écrit, qu’est-ce que cela veut dire pour celui qui a vu ? De quel regard allait-il contempler le monde après la vision, quand le ciel s’était ouvert ?...

Ô mon enfant de lumière ! Quand nous te portions le long de la montée abrupte, puis de la route poussiéreuse et brûlante, nous arrivâmes tout à coup dans un parc ombragé, comme si nous étions entrés dans un jardin édénique. Juste après ce tournant inattendu, une église nous regardait avec ses vitraux ; elle t’attendait, d’une beauté pareille à la tienne. Je ne la connaissais pas, elle apparut comme une vision miraculeuse, surgie du jardin, à l’ombre du vieux château. Ta mère tomba avec un cri : « Le ciel s’est ouvert ! » Elle se croyait en train de mourir et de voir le ciel... Il était ouvert, en effet ; notre apocalypse s’y accomplissait. Je te sentais, je te voyais presque monter. Des oléandres roses et blancs t’environnaient, comme des fleurs du paradis qui n’attendaient que le moment de se pencher vers toi et de monter la garde autour de ton cercueil... C’était donc cela ! Tout devenait compréhensible, la douleur, la chaleur torride s’étaient dissipées dans l’azur de cette église. Nous sentions qu’en bas seulement, dans la canicule, les événements se passent. Nous ne savions pas que cette hauteur existait et qu’on nous y attendait... En bas, au loin, restaient la chaleur étouffante, les peines, les cris, la mort. Ce n’est pas ce qu’il y avait en réalité, car il y avait ceci, maintenant dévoilé...

On chantait la liturgie eucharistique. Où cela, je ne sais, sur la terre ou au ciel... « Invisiblement... les ordres angéliques », saintes paroles, si familières que leur sens est prêt de s’évaporer... Mais qui est-ce, dans le sanctuaire à droite... n’est-ce pas un concélébrant céleste ? Et ces faces effrayantes de démons qui me regardent avec une malignité qui passe l’imagination, et... aussi du sanctuaire... Mais je n’ai pas peur de vous, car il se rend au ciel, mon petit garçon lumineux, et vous êtes impuissants devant sa défense, devant sa lumière...

J’ai écouté la lecture de l’épître sur la résurrection [1 Co 15, 39-45], sur la transfiguration universelle, instantanée... et je comprends pour la première fois que cela se produira en effet et comment cela va se produire.

Faut-il simplement croire que la sainte liturgie est concélébrée avec les anges, alors que je... l’ai vu ? Ne serait-ce pas de même que le prêtre Zacharie avait vu un ange près de l’autel ou qu’un concélébrant de Saint Serge de Radonège avait vu un ange officiant avec lui (ainsi que le rapporte sa Vie) ? Mais ne serait-ce pas à nouveau de l’audace, oserait-on se livrer à de telles comparaisons ? On le doit ! Ce n’est quand même pas nous-mêmes ni notre noirceur peccamineuse que nous mettons en regard, mais ce qui a été selon le bon vouloir de Dieu...

Voilà donc à quoi m’appelait le son altissime de la cloche, que j’avais entendu, si insistant, cet été-là. Tu es venu chez nous la nuit de Noël, quand les cloches sonnaient pour célébrer le Christ né. Ta naissance spirituelle eut lieu le jour de la fête du Baptiste, « le plus grand de ceux qui sont nés de femme », le Précurseur du Seigneur. Tu appartiens à son ordre, annonciateur des cieux. J’imagine et je crois que tu te tiendras au chevet de la couche mortuaire, avec la tristesse d’un reproche muet ou alors avec la joie d’une rencontre qui n’aura pas de fin, lumineux ange de la mort... »

Si les hommes de foi racontaient ce qu’ils ont vu et ce dont ils ont eu connaissance avec une certitude inébranlable, cela formerait un himalaya qui aurait enseveli le monticule du rationalisme sceptique. Le scepticisme ne peut pas se laisser convaincre à fond, parce que le doute est son élément constituant, il ne peut être que détruit. Dieu a le pouvoir de le faire disparaître par sa manifestation. Il ne nous appartient cependant pas de définir ses voies ni d’expliquer pourquoi et quand il se manifeste. Nous n’en savons pas moins sûrement qu’il le peut et qu’il le fait... […]

 

Extrait de Serge Boulgakov, Lumière
sans déclin
(1917), trad. Constantin Andronikof,
Lausanne, L’Âge d’homme, pp. 28-33.
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Published by Moonastère orthodoxe - dans Enseignement spirituel

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